Mardi 21 avril. Paris. Premier jour sans pluie depuis le début du mois. Virginie Ledoyen fête l'événement à sa façon: elle porte une jupe courte sur des jambes nues, qu'elle plie et déplie sous le menton comme une môme qui ne tient pas en place. Le micro-cravate sur son décolleté en V enregistre fidèlement tous les scraaaat, frrrout et criiiitch de ses déplacements immobiles. «Excusez-moi, je n'ai pas encore mangé…» lance-t-elle en chargeant sa patate chaude d'une bonne cuillère de caviar. Virginie Ledoyen mange ses œufs d'esturgeon avec un naturel désarmant, sûre de mériter ce qu'elle mange et prompte à le faire partager aux autres. «En voulez-vous? Je crois que c'est du Sevruga; je n'y connais rien, mais j'adore ça!», dit-elle d'une voix presque trop basse pour son âge. «Je l'avais encore plus grave quand j'étais enfant. En grandissant, elle s'aiguise.» A 21 ans, Mlle Ledoyen ne s'imagine pas encore vieillir, seulement grandir…
En la voyant manger, bouger, fumer, sourire, on se dit que les photos d'agence ne lui rendent pas hommage. Virginie Ledoyen est infiniment plus belle que ces icônes destinées aux couvertures de magazines. Infiniment plus vivante, généreuse, disponible. Exactement comme elle apparaît dans Jeanne et le garçon formidable d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau, une comédie musicale inspirée de l'univers de Jacques Demy (lire critique enthousiaste en page 42) où elle incarne une sorte de Manon Lescault, libre et libertaire, mais dénuée de toute vénalité. «En lisant le scénario, mon envie d'être Jeanne a été immédiate. J'aime ce personnage joyeux, léger sans être futile, sincère avec tous ses amants et extrêmement généreux.» Le film doit beaucoup à sa présence, même si Virginie, contrairement aux autres acteurs, ne chante pas elle-même. «Le répertoire vocal de Jeanne est extrêmement large: je n'aurais jamais pu tout interpréter.» Après tout, Catherine Deneuve, elle aussi, s'est fait doubler dans Les parapluies de Cherbourg, Peau d'âne et Les demoiselles de Rochefort… Des films que Virginie a découverts petite fille lorsqu'elle accompagnait son père au cinéma. «Il m'emmenait voir ce qu'il choisissait lui, des films d'adulte – Woody Allen ou Bergman – auxquels je ne comprenais pas grand-chose. Mais qu'importe! Je crois à la force de l'immersion. C'est ainsi que m'est venu mon amour du cinéma et des livres: il ne faut pas avoir peur de ne pas tout comprendre.»
Née à Aubervilliers de parents très jeunes, Virginie ne s'appelle pas encore Ledoyen quand elle tourne son premier film, Les exploits d'un jeune don Juan, de Gianfranco Mingozzi. Elle a juste 11 ans et quelques photos de pub pour enfants derrière elle. Pour Mina, de Philomène Esposito, elle se rend seule au casting, obtient le rôle titre à 13 ans et prend le nom de sa grand-mère paternelle, morte trop jeune pour accomplir son rêve d'actrice. Ledoyen, c'est un joli nom pour une fille précoce qui aspire à la longévité. Et qui en a tous les talents: la photogénie, le sens de la caméra, l'instinct, l'intelligence, la rigueur et le sens de l'équipe. «Virginie s'intéresse d'abord à la mise en scène avant de se préoccuper des plans sur elle», disent Jacques Martineau et Olivier Ducastel.
C'est donc avec Mina que Virginie Ledoyen comprend que jouer la comédie est un travail et qu'il pourrait devenir un métier. «Mes parents m'ont beaucoup soutenue, même si leur obsession était que je passe mon bac d'abord.» Encore gamine, Virginie Ledoyen donne la réplique à Michel Piccoli et Marcello Mastroianni dans Le voleur d'enfants (1991) de Christian de Chalonge, avant d'être choisie par Marcel Carné pour interpréter Mouche, un projet coûteux qui restera bloqué pendant des années avant de s'effondrer. Virginie se moque de ce contretemps que n'importe quelle actrice plus âgée aurait considéré comme une catastrophe. Elle en profite pour lire – elle adore les romans anglais du XIXe siècle – et se fabriquer un bon bagage cinéphilique. «Je suis très éclectique dans mes goûts et un peu boulimique. Quand je découvre une œuvre qui me plaît, il me faut voir tous les films du même auteur. Pour des raisons différentes j'aime autant Titanic que Funny games, de Peter Haneke».
A 16 ans, alors qu'elle vient de quitter ses parents pour vivre à Paris, Virginie Ledoyen fait une rencontre déterminante: Olivier Assayas qui lui offre son premier contre-emploi, celui d'une jeune fille désespérée et rebelle dans L'Eau froide. Le cinéaste, bluffé par les dons de la jeune comédienne, la recommande aussitôt à d'autres réalisateurs. Benoît Jacquot d'abord, avec lequel elle tournera deux films Marianne d'après Marivaux et La fille seule; Edward Yang ensuite, jeune cinéaste de Taïwan qui lui écrit sur mesure Mahjong, hélas non distribué en Europe. Claude Chabrol la repère à son tour et lui propose le rôle de la petite bourgeoise massacrée dans La Cérémonie. Seule erreur de parcours, Héroïnes de Gérard Krawcyck, censé lui ouvrir les portes du grand public. «Mais le film m'a beaucoup apporté. Grâce à lui j'ai appris la danse et le play-back. Des atouts qui ont profité à Jeanne… Entretemps, Virginie Ledoyen – dont La fille seule a été présentée au festival de New York – a été sacrée plus grande jeune actrice française par le Time alors que Woody Allen et Abel Ferrera lui ont fait savoir leur désir de travailler avec elle. Elle sourit quand on lui demande à quoi ressemble une vie de 21 ans, dont la moitié passée à faire du cinéma: «Mais ces dix ans de métier, c'est ma vie! Je l'ai choisie et je l'aime.»
Certains la comparent déjà à Jeanne Moreau pour la qualité de sa filmographie; d'autres à Isabelle Huppert («Elles ont la même manière d'appeler le gros plan» dit Benoît Jacquot), d'autres encore à Catherine Deneuve ou à Brigitte Bardot dont elle a pris le meilleur: la grâce d'un corps qui danse et joue comme il respire. D'ailleurs, hormis un second film avec Olivier Assayas (Regrets), elle s'apprête à tourner, sous la direction de Pierre Jolivet, le remake d'En cas de malheur où BB fit scandale. «Toutes ces références me flattent, mais j'ai la faiblesse de croire qu'un acteur, comme un être humain, reste unique.»
Unique en tout cas sa manière de prendre congé des journalistes: au lieu de leur serrer la main, Mlle Ledoyen leur colle deux baisers sur la joue.